Ce roman historique est paru en 1897 mais il avait déjà été édité chapitre par chapitre dans le « mémorial de la Mayenne » dès 1839. Les personnages et les lieux de cette histoire ont bien existé, les faits racontés ici ne sont pas vérifiables et n'ont rien à voir avec la réalité. L'histoire se passe vers la fin du XI ème siècle, les lieux décrits étant eux plutôt du XVII ème.
Rouessé sert de cadre à une partie de cette histoire. En voici quelques extraits, seuls les chapitres VI, VII et VIII concernant Rouessé sont retranscrits en entier.
 
«A la mort de Maurice de Craon, Almaric ou Amaury, son fils, qu'on nomme aussi Hugues, lui succéda. Comme il n'était pas encore en âge, Tiphaine de Chantocé, fut chargée de sa tutelle, et la garde de sa terre fut remise en bail à Raoul de Chérancé, connétable de la seigneurie.
Amaury de Craon et Isaure de Laval avaient été promis l'un à l'autre par leurs parents dès leur enfance ; mais depuis, le vieux seigneur de Laval avait eu d'autres vues sur sa petite-fille. Guy de Laval avait résolu de donner sa petite-fille en mariage à un seigneur de la Champagne, simple écuyer, mais versé dans les lettres, nommé le sire de Saint-Dizier. Tel fut le motif d'une guerre si subitement élevée entre Craon et Laval, que les habitants de cette dernière ville se croyaient encore en pleine paix lorsque leurs ennemis se rendaient déjà maîtres de leurs murs.
 
Dans le chapitre II, Amaury de Craon et les siens entrent par  surprise par la porte des Beucheresse dans la ville de Laval. Amaury de Craon, qui dès le matin était entré en ville, déguisé ainsi que son connétable, se jeta sur une des sentinelles et détournant facilement sa longue hallebarde, il le terrassa également en criant : « Saint-Nicolas, ville gagnée ! » Puis tous les deux poussèrent les battants de la porte avec fracas et firent tomber le pont en répétant le cri de toutes leurs forces. On répondit dans le lointain : « Nous voilà ! aux armes ! » Dans la ville tout fut aussitôt dans une confusion impossible à décrire.
Dans le chapitre III, l'entreprise du sire de Craon fut continuée jusqu'à l'assaut donné à la poterne du château.
 
Dans le chapitre IV : ce qui se passait dans l'intérieur du château ; Intervention d'un homme peu important dans la ville. Préparatifs de l'assaut et de la défense.
 
Dans le chapitre V : suspension d'armes et pourparlers.
 
Dans le chapitre VI : le siège est levé et la ville évacuée. [Amaury abandonne, cesse le siège de la ville et s'en va.]
 
Amaury, sans attendre de réponse [de Guy de Laval] sortit aussitôt du lieu de l'audience, commanda le rappel et le départ et prit, sans s'arrêter, le chemin de la porte des Bucherons, en faisant seulement dire à son connétable de se charger de la retraite...
…/..., arrivé à la porte des Bucherons, Amaury y trouva deux pages de ses écuries tenant ses chevaux de main ; il monta à cheval et traversa le pont et la chaussée sans proférer d'autre parole que de dire à ses écuyers qu'il voulait marcher seul. Mais au lieu de diriger l’inquiète impétuosité de son coursier, sa main laissa flotter les rênes. L'animal fougueux, indomptable pour tout autre que son maître, s'en aperçut promptement, il s’avança d'abord d'un pas irrégulier, puis s'arrêta, hennit comme pour avertir son cavalier, fit quelques pas et s'arrêta encore, hennissant de nouveau et cavant du pied la terre. Amaury était tout entier à sa tristesse et à sa douleur ; le noble coursier commença à frémir sous lui, la frayeur succéda à son inquiétude, un bruit s'entendit en ce moment dans la ville, il bondit et aussitôt plus prompt que l'éclair il emporta son malheureux maître à travers la campagne. Le baron, revenant à lui, crut d'abord l'arrêter par la douceur, mais cette fois sa voix frappa en vain les oreilles du quadrupède, dont les pieds touchaient à peine le sol et dont la terreur redoublait la rapidité.
Le hasard lui fit prendre la direction du manoir de Rouessé, le chemin était montueux et présentait ensuite une gorge profonde ; il franchit l'espace en un instant et s'élança sur la chaussée qui borde les fossés du château. Amaury vit le danger qu'il courait d'être précipité de ce passage étroit ; il saisit promptement sa dague et en tint la pointe dirigée vers le cou de l'animal furieux, mais au moment du péril le son aigu du clairon se fit entendre dans les cours, le coursier détourna aussitôt sur la gauche, entra dans une antique chênaie qui tient au donjon et là, s'arrêta subitement en frémissant de tous ses membres. Amaury se hâta de sauter à terre, caressa de la main l'animal et lui parla en se tenant devant lui, puis il remonta à cheval comme l'on criait de la tour à ceux qui se trouvaient dans le bois ou sur le chemin de se faire connaître. Deux flèches sifflèrent près de lui et frappèrent les arbres les plus voisins. Il était alors si rapproché du donjon qu'il ne dut son salut qu'au brouillard qui prolongeait l'obscurité de la nuit ; mais son cheval était maintenant docile à sa main, il échappa promptement à ce danger. Le noble coursier, redevenu lui-même, était attentif à sa plus légère intention, on l'eût dit animé du désir de réparer sa faute ; en un instant il eut laissé derrière lui l'avenue et franchi sa barrière. Deux chemins se rencontrent à ce point : l'un est le chemin de la Guerche, traversant le Vicoin au Pont-Allain, le second revient à la route de Laval à Craon. Amaury prit ce dernier et se trouva promptement sur la route ; là, il s'arrêta au carrefour, au pied de la croix, et résolut d'attendre ses troupes, dont aucun bruit n'annonçait encore l'arrivée.
L'armée cependant avait quittée les murs de la ville ; le connétable fermait la marche, il avait entendu le sénéchal, dont les mauvaises dispositions n'avaient cessé de s'accroître, chercher presque ouvertement à soulever les habitants, et il s'attendait à une attaque pendant la retraite. Au Gué d'Orger, se jugeant en sûreté, il fit faire halte et prit position sur le coteau pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire. L'inquiétude de la disparition d'Amaury était générale ; on pensa cependant que la douleur l'avait porter à se retirer seul à Craon. Comme l'on délibérait, les pages accoururent en hâte et rapportèrent que leur maître avait été emporté par son cheval et qu'ils l'avaient suivi jusqu'aux approches du manoir de Rouessé.
« Arrivés sur la lisière de la prairie, ajoutèrent-ils, une patrouille nous commandé d'arrêter. Nous leur avons crié de loin : il y a trêve et paix entre Craon et Laval, dites-nous des nouvelles de l'un des nôtres que son cheval a emporté de ce côté. retirez-vous, nous a-t-on répondu, nous ne connaissons point de trêve. La même demande répétée avec instance n'a pas obtenu d'autre réponse, et force nous a été de nous éloigner sans rien savoir de notre maître ! »
Aussitôt plusieurs voix s'écrièrent à la fois : « Il est prisonnier de Rouessé. a Rouessé, à Rouessé ! »
Mais le Veneur de Craon pâlit en entendant ce récit, la triste issue de l'expédition le remplissait de noirs pressentiments : « Si le ciel, dit-il, n'approuve pas l'entreprise de cette nuit, je crains bien que le cheval de notre baron ne l'ait conduit tout droit à la chaire de Saint-Berthevin ! Que le ciel prenne en pitié notre pauvre baron, la chute est de trois cents pieds de ce rocher dans le Vicoin ! »
Tout le monde frémit à ces mots, mais les cris de Rouessé, Rouessé, l'emportèrent et l'on partit aussitôt en courant, sans ordre et sans suivre de chemin mais à travers les champs, les vignes et les prairies, malgré les haies et les fourrés. En moins d'un quart d'heure Rouessé fut entièrement investi.
La patrouille cependant eut le temps de rentrer et de barricader la poterne du côté du couchant, les autres issues étaient déjà assurées. La cour, remplie des vassaux et des paysans accourus à la première alarme de la nuit, ne présentait que le spectacle de la confusion. Mais, lorsque les cris et un bruit étrange se furent fait entendre du côté du levant et que ce bruit n'eût cessé d'augmenter en s'avançant avec la rapidité du nuage qui apporte la grêle, il s'établit un morne silence suivi d'une terreur panique, et si la présence de Galleran, sire de Rouessé, et de plusieurs gens de cœur n'en avait imposé, un grand nombre eût voulu rouvrir ou rompre les portes et fuir à travers la campagne. Galleran cherchait à relever leur courage, recommandant à leur générosité la protection de sa femme, de ses filles et des réfugiés, qui ne pouvaient les accompagner dans leur fuite. Dans cet instant, Emmeline d'Arquenay, dame de Rouessé, personne du plus grand courage, faisait disposer en hâte au donjon quelques provisions et quelques meubles, dans la salle basse voûtée que défendait une double porte en madriers ; elle plaça ses deux filles dans cet appartement avec plusieurs femmes et enfants réfugiés, et résolut de s'y venir renfermer elle-même au moment où le danger le lui commanderait.
Les assaillants se répandirent comme un torrent autour de la maison, et les flèches et les traits volèrent de part et d'autre sans aucuns pourparlers ; les murs des jardins et des cours extérieures furent renversés sur plusieurs points avec une promptitude surprenante, et l'attaque principale se tourna immédiatement vers le couchant où, le terrain s'élevant, le château est défendu par un double fossé placé en gradins. Sur le bord du fossé supérieur se trouvaient deux frênes énormes, connus, disait-on, dès le temps de l'empereur Louis-le-Débonnaire ; on les désignait sous le nom populaire de fuseaux d'Ingonde (Cette Ingonde est sans doute celle qui, d'après la chronique, apporta en dot au petit-fils de Walla toutes les terres à l'ouest de la Mayenne.), personne n'eut voulu porter la cognée à leurs troncs vénérés ; leur tête découronnée s'élevait encore à quatre-vingts pieds, mais le temps en avait profondément altéré les bases. Dutertre, expert dans les travaux les plus robustes de la campagne, vit le parti que l'attaque pouvait tirer de ces arbres ; il les fit renverser, et lui-même, du jeu de sa hache, en dirigea la chute avec une précision dont il fut longtemps parlé dans les deux baronnies. Les deux frênes parurent d'abord glisser perpendiculairement au fond du premier fossé, puis décrivant dans les airs un arc immense, ils tombèrent enfin avec un horrible retentissement, traversant le fossé intérieur et posant leurs grands bras fracassés et brisés sur les murs, tandis que les troncs et les branches solides demeuraient appuyés sur les ruines du pont-levis et les débris de construction du puits qui se rencontre en cet endroit. Un cri général d'admiration et de joie s'éleva dans l'armée, et aussitôt on trouva la passage suffisamment établi ; vingt hommes descendirent dans le premier fossé, Dutertre à leur tête ; ils s’élancèrent sur les troncs des frênes et parvinrent de branches en branches jusqu'au pied de la porte. Dutertre, Chanteil et les autres, s'attaquèrent à cette porte et ne cessèrent d'en frapper les ais des coups redoublés de leurs haches d'armes. De son côté, Méral se servait comme d'échelle des branches restées appuyées sur le mur, il montait par là à l'assaut avec une ardeur et des cris d'encouragement qui se sentaient du dépit de l'assaut manqué du château de Laval, et déjà plusieurs coups s'échangeaient, entre lui et ceux de l'intérieur, mais sa marche était ralentie par le branchage touffu et les éclats de bois qui cédaient sous les pieds.
Cependant, au moment de la chute des arbres, Emmeline encourageait encore elle-même les gens du château, elle jeta alors un grand cri en se cachant la figure de ses mains. Galleran la serra contre son sein : « Il est temps de parlementer, dit-il, un instant de plus et nous sommes forcés : songez à vos filles et ne vous laissez pas abattre ! » Emmeline répondit : «  Qu'obtiendrons-nous de ces furieux qui se sont jetés sur nous comme des infidèles ? » Et elle se précipita à l'entrée de l'appartement voûté, où ses deux filles éplorées tombèrent dans ses bras ; la vue de leur danger ranima alors toute sa force et son courage, elle ferma la porte extérieure, leur déclara qu'elles devaient demeurer ainsi renfermées jusqu'à ce que le baron de Laval eût envoyé du monde à leur secours, et ne chercha plus qu'à calmer leur effroi.
Galleran était monté sur le rempart en s'écriant : « Trêve et reddition honorable ! » Mais Méral lui répondit : « Reddition sans conditions, l'ouverture immédiate des portes ! » « Suis-je un infidèle renégat ou excommunié pour me montrer ainsi, reprit Galleran, je sais même à peine quel est l'ennemi qui me livre un si furieux assaut ? »
Raoul de Chérancé répondit de l'autre côté du fossé : « Le baron de Craon, notre sire, a été emporté par son cheval jusqu'ici, vos gens l'ont surpris. S'il se trouve dans vos murs, ouvrez si vous voulez qu'il vous pardonne. »
« Votre sire n'est point céans, reprit Galleran, un des vôtres est venu explorer nos approches, nous ignorons si c'était votre baron ; nous croyons qu'il a pris l'avenue en arrière du logis. Si vous le désirez, mes gens se réuniront à vous pour le chercher. » « Ouvrez, dit Raoul, et composition honorable si ce que vous dites est vrai. rendez-vous au connétable de Craon, Raoul de Chérancé : nous tiendrons garnison dans votre château jusqu'à la paix faite entre nos barons. Vous n'aurez aucun mal ni vous, ni vos gens, ni rien de ce qui est à vous. »
« Connétable, je me fie en vous, dit Galleran, mais j'ai avec moi des dames en mon logis ; jurez-moi, foi de connétable, que personne ne pourra approcher de leur appartement sans leur congé. »
« Nous combattons pour l'honneur des dames, reprit Chérancé, à Dieu ne plaise qu'aucune ait à se plaindre de nous. Foi de chevalier, il en sera comme vous le désirez. Maudit serait le transgresseur et qu'il perde sa part de paradis ! »
Le connétable dit ces paroles à haute voix, à cause du peu d'organisation qu'il remarquait dans ses troupes. On fut quelque temps à pouvoir ouvrir la poterne, il voulut d'abord entrer seul avec Dutertre, et désira être le premier à rassurer les dames. La belle Emmeline consentit à sortir de sa retraite pour les recevoir, les deux chevaliers fléchirent les genoux devant elle, et Chérancé l'assura du regret qu'ils éprouvaient des inquiétudes d'une si noble dame et de ses filles, qui méritaient bien d'être servies par tous chevaliers quelques fussent leurs bannières.
« Vous voyez bien, dit Emmeline, que votre baron n'est point ici ; si vous êtes armés pour la cause des dames, accordez-moi que vos troupes n'entreront point dans nos murs, et nous vous promettons de garder une entière neutralité entre vous et notre baron. »
« Je ne puis, répondit le connétable, vous accorder votre demande entière avant de savoir la détermination du château de Laval sur le sujet de la guerre ; mais ce que je puis, en attendant, c'est de laisser votre manoir en garde à une compagnie mixte de vos gens et des nôtres. Le sire de Rouessé conservera le commandement des siens, et pour montrer que nous ne faisons pas la guerre aux dames, les nôtres recevront de vous-même, tels ordres que vous leur donnerez. »
Emmeline et son mari acceptèrent ces offres si généreuses avec une vive reconnaissance, et avouèrent n'avoir jamais rencontré de chevalier si aimable et si courtois que le connétable de Craon ; ils le conjurèrent ensuite, puisqu'il était inquiet de son noble baron, de hâter ses recherches vers la forêt ; ils lui indiquèrent les passages du Vicoin, si le cheval avait couru jusque là, et lui donnèrent plusieurs guides pour l'accompagner. Chérancé les crut, il s'informa du rocher de Saint-Berthevin dont avait parlé le Veneur, et pâlit en se souvenant à l'instant même d'une méprise de son recteur de la paroisse de Chérancé, qui, peu de jours auparavant, avait placé par mégarde le nom d'Amaury au memento des morts dans le canon de la messe. A cette idée subite, Raoul se frappa les mains de désespoir en s'écriant : « Mes amis, au rocher, courez promptement au rocher ! » et il sortit en courant ; mais, à peine avait-il dépassé les fossés que le Veneur de Craon le rassura sur le danger de la chaire de Saint-Berthevin ; il en revenait, n'ayant pas voulu s'arrêter avec l'armée devant Rouessé, et il apportait l'assurance que le cheval du baron n'avait pas pris ce chemin.
Le connétable résolut alors de faire prendre position à l'armée sous les murs de Rouessé, en envoyant des éclaireurs dans toutes les directions. Le besoin de rétablir l'ordre dans sa troupe et de lui donner quelque repos rendait cette mesure indispensable. Les vassaux de Rouessé furent renvoyés chez eux et la garnison fut placée comme il était convenu. L'armée ne songea plus ainsi, malgré son inquiétude, qu'à se refaire de ses fatigues par un grand repas dans les cours, où toutes les provisions de la maison furent apportées et promptement dévorées. Galleran présidait lui-même aux distributions, et il paraissait le faire avec tant de bonne volonté que personne ne songea à lui demander rien de plus que ce qui était nécessaire et légitime. Il n'en était pas de même du sommelier ou de ses aides, et si Galleran ne s'était hâté de réparer leurs fautes et leurs omissions, il eût pu s'ensuivre des querelles et des contestations dont les chefs mêmes n'auraient pu empêcher les suites funestes.
Cependant Amaury, assis au pied de la croix du carrefour, sur le chemin de Craon, et tenant entre ses mains la bride de son cheval, continuait à se livrer à la tristesse de ses pensées. Ses yeux étaient tout gonflés de larmes et il rougissait en même temps de sa position ; quelquefois il voulait retourner seul à Craon, déposer dans le sein d'une mère aimée ses chagrins et ses peines, mais aussitôt ce projet lui paraissait une fuite honteuse et déloyale. Il avait entendu à travers les massifs d'arbres le bruit éloigné de l'attaque de Rouessé, mais bientôt tout était rentré dans le silence. Il ne savait ce qu'étaient devenues ses troupes : si elles ne l'avaient pas devancé sur ce point de la route, ou si elles n'avaient pas été attaquées et dispersées dans l'abattement où elles se trouvaient. La pensée lui venait aussi que Laval, enfin touché de sa générosité et de sa soumission, pouvait lui être devenu plus favorable, ce qui aurait retenu Raoul et l'armée. Fatigué de son incertitude cruelle, il se leva et prêta l'oreille de tous côtés : le chemin en se rétrécissant formait un détour à une petite distance, il y entendit les pas de plusieurs hommes. Il remonta aussitôt à cheval et fut le premier à demander : « Qui va là ? »
Le bruit d'armes se fit entendre au même temps que les pas s'arrêtèrent, et après un instant d'hésitation marquée on répondit : « Laval. » Le découragement fit alors sur la grande âme d'Amaury ce que la peur n'y eut jamais fait : il hésita d'abord sur le parti à prendre, puis ensuite sans répondre, ne songeant plus à le trêve et se voyant déjà tombé entre les mains de Guy, son ennemi, il chercha à se retirer précipitamment ; mais ses adversaires, au nombre de six des vassaux les plus robustes de Rouessé, s'étaient déjà aperçus qu'il était seul. Voyant son mouvement, deux d'entre eux se jetèrent à la tête de son cheval. Amaury saisit aussitôt son épée et du tranchant il abattit le front du plus avancé ; il allait récidiver, lorsque les cinq autres s'élancèrent sur lui avec des cris de rage et de fureur ; la bonté de son cheval eut pu le délivrer d'un si grand danger, mais à l'instant où il frappait des éperons, le noble coursier fut atteint au poitrail de la pointe aiguë d'un épieu garni de fer que portait l'un de ces hommes ; l'animal, blessé mortellement, bondit, se cabra, et en retombant pour ne plus se relever entraina dans sa chute et son malheureux maître et deux de ses adversaires. Amaury, le plus agile, se releva aussitôt, fracassa l'un du pommeau de son épée, et s'élança comme la foudre sur les trois derniers en s'écriant : « A mort, misérables, à mort, c'est « Amaury de Craon ! » Il frappait des deux mains et se débattait de tout son corps ; il avait à la fois son épée et sa dague, et combattait du pommeau et de la pointe. Il était encore sans blessure que le sang de chacun de ses ennemis rougissait la terre : son agilité et sa science dans les combats particuliers égalisaient les forces et suppléaient au nombre ; plus d'un coup glissa le long de sa puissante épée, plus d'un autre, esquivé comme par enchantement, retomba sur l'un même des ennemis. Les forces et le courage étaient revenus au sire de Craon, tout l'avantage était de son côté ; mais l'un de ces hommes, se relevant de sa chute, s'élança subitement et le saisit par derrière à bras le corps ; ils tombèrent à la fois l'un et l'autre et l'épée du malheureux baron se brisa contre terre. C'en était fait alors du noble et jeune Amaury, si par bonheur le métayer du Fresne, l'un des assaillants, ne s'était écrié : « Lalande, ne tue pas le baron de Craon, mal nous en prendrait, sauve la rançon ! » Lalande l'entendit et dit au baron : « Monseigneur de Craon, rendez-vous au baron de Laval et je vous conserverai la vie ! » Amaury répondit : « Je préfère que tu me tues sur l'heure plutôt que de me livrer au baron de Laval. » Et il chercha à se dégager le bras pour provoquer son adversaire ; mais Lalande répartit : « A Dieu me plaise que je sois le meurtrier de Monseigneur de Craon ! Monseigneur, il faut vous rendre, ou bien il faudra que nous nous assurions de votre personne ! » Le malheureux Amaury se soumit alors : mais au même instant toute sa présence d'esprit lui revenant : « Il n'est qu'une personne, dit-il à laquelle je puisse me rendre, c'est la fille de votre baron. Jurez-moi que vous ne me remettrez qu'à elle seule. Je ne me rends qu'à cette condition. »
« Volontiers, » répondirent les vassaux, qui parurent charmés de faire hommage d'une telle victoire à leur jeune princesse, « volontiers, nous ferons ce que vous demandez : mieux vaut pour vous, en effet, tomber entre les mains de la jeune Isaure que dans celle de notre vieux baron. » Amaury souleva alors son bras qui était engagé sous lui et il livra sa dague et le pommeau de son épée brisée à remettre à la demoiselle de Laval, et donna sa parole à ses vainqueurs de les suivre.
Lalande et ses compagnons surent respecter le malheur d'un chef si illustre. Ils s'enquirent s'il était blessé, mais il n'avait que des contusions légères. Quant à eux, ils avaient perdu deux des leurs étendus morts sur la route ; un troisième vomissait le sang et avait besoin de prompts et puissants secours. Le métayer du Fresne était le plus intact des trois derniers ; on chargea le blessé sur ses épaules jusqu'à la première maison qu'ils rencontreraient, et les deux autres placèrent le baron entre eux. Ainsi disposés, craignant la rencontre des troupes de Craon, ils se hâtèrent de se jeter dans le bois de l'Huisserie, se rendirent d'abord à un village de sabotiers, où ils déposèrent le blessé, traversèrent ensuite le bois et s'approchèrent du Bourg-Hersent, en évitant d'y entrer. Là, pour soutenir les forces épuisées du baron, ils lui proposèrent de prendre quelque repos, mais il répondit avec indifférence que l'on pouvait continuer la route.
 
Chapitre VII
Suite de la prise du château de Rouessé et de la captivité du baron de Craon.
 
Pendant que ces choses s'étaient passées, le baron de Laval, après que son chancelier lui eût rendu compte de sa mission, s'était retiré dans ses appartements. Il avait encore l'esprit agité, mais Entrammes et la dame Anne de Laval qui avait joint ses prières et ses remontrances aux siennes, auguraient favorablement de ses dispositions.
Le sénéchal cependant, rentré dans son hôtel, y discutait avec son greffier une question importante : à qui, dans l'état des choses, devait appartenir le gouvernement de la ville ? » « La guerre est-elle finie ? disait le greffier, le pouvoir vous appartient ; n'est-ce, au contraire, qu'une suspension d'armes tant que l'ennemi est aux portes ? c'est le connétable qui commande. »
Cette question était grave en ce que le sénéchal, si le pouvoir lui appartenait, avait la facilité de rendre toute pacification impossible, mais le magistrat cherchait en vain une solution de la difficulté et il s'écria avec dépit : « Le connétable est du parti de l'Allogroge plus encore que le chancelier ! Qu'est-il lui-même si ce n'est un Allobroge, un barbare d'esprit et de cœur, sinon de naissance ? sait-il seulement lire ? Tracerait-il sa croix couramment ? Aussi incultes que leurs landes, rudes comme les bruyères qui tapissent les clairières de leurs bois, voilà quels ils sont tous ! braves comme Roland, lettrés comme Durandal ! »... Puis, revenant au baron de Craon : « Jeune homme, ajoutait-il, certes vous méritez correction exemplaire ; si elle ne vous est pas donnée, ne l'attribuez pas au sénéchal de Laval ! Il se pique d'être trop bon justicier pour que telle félonie lui soit jamais imputable ! »
Il discutait encore lorsqu'on vint lui dire que le connétable, à la tête de la garnison du château, s'était emparé du poste de la porte des Bucherons et de tout le commandement, défendant d'obéir à aucun ordre qu'à ceux émanés de lui-même. Le sénéchal ne s'était pas trompé, au reste, sur l'usage qu'Anthenaise pouvait faire de son autorité ; il se hâtait de prendre les mesures nécessaires pour éviter toute collision et prévenir le renouvellement des hostilités.
Les gentilshommes des environs de la ville et les habitants des paroisses, bourgeois ou vassaux, commençaient à arriver en grand nombre. Il y a toujours des inconvénients, dans les moments critiques, à laisser les paysans armés se répandre dans l'intérieur des villes : le connétable ne l'ignorait pas, aussi établit-il un camp sur l'esplanade, en dehors de la porte des Bucherons, ne permettant l'entrée des murs qu'aux secours venant de la rive gauche de la Mayenne. Ces derniers eurent ordre de ne faire que traverser la ville et de se rendre de la porte Peinte, qui fait face au pont, à la porte des Bucherons, sans s'arrêter.
Anthenaise ne prenait ces dispositions que pour le bon ordre ; pour ce qui était de la guerre personne ne paraissait déjà plus y songer, et si parmi les arrivants il s'en trouvait montrant de l'ardeur, c'étaient les habitants eux-mêmes qui se chargeaient de modérer et de calmer leur zèle.
Mais bientôt la rumeur de la surprise de Rouessé commença à circuler dans le camp et delà dans la ville. L'effet que produisit cet événement serait difficile à dire. Il n'y eut que peu de cris de guerre à se faire entendre, et un morne silence s'établit presque universellement. plus tard on en conclut avec raison combien le nombre de partisans d'Amaury devait être grand dans la ville et la banlieue. La joie du sénéchal, au contraire, perça malgré lui dans chacune de ses paroles, Entrammes parut atterré et le connétable ne se posséda pas de dépit.
Sans rien attendre, ce dernier fit battre aux armes dans la ville et les faubourgs ordonnant la réunion immédiate de toutes les milices. Ce ne fut qu'après l'exécution de cette mesure qu'il se rendit au château, où se trouvaient déjà tous les autres officiers de la baronnie.
Le baron était prévenu de l'événement et, à la grande surprise de plusieurs, il en paraissait assez peu affecté. « Vous avez raison, Entrammes, disait-il au chancelier, s'il faut prendre les mesures de prudence, il ne faut cependant pas condamner le baron de Craon seulement sur les bruits qui circulent. Amaury, puisqu'il avait quitté nos murs, avait bien compris que son coup de tête de cette nuit n'était qu'une folie, comment donc la pensée aurait-elle pu lui venir de faire une folie, peut-être plus grande encore, en se jetant sur Rouessé qui est tout à fait en dehors de sa route ? Que Monsieur d'Anthenaise prenne donc ses précautions et qu'il se porte sur Rouessé, mais pour le moment cela doit suffire ! »
C'était maintenant le sénéchal qui se trouvait en opposition avec le baron ; il ne voulait rien moins que la convocation immédiate du ban et de l'arrière-ban de toute la baronnie. Le connétable en entrant fut interpellé par lui et se trouva de son avis, mais le chancelier fit valoir par des raisons puissantes la justice des observations du baron. Thibault de Mathefelon, seigneur d'Entrammes, frère aîné du chancelier, et Lancelot de Polignac ou Poligné, entrés au conseil du droit de leurs baronnies, embrassèrent le même avis. Il fut adopté et l'on se sépara immédiatement, chacun se rendant au poste que lui indiquait sa charge.
Les dégâts de la campagne grossissaient de bouche en bouche, les Lavallois se présentèrent sans retard à la milice. La convocation avait lieu devant le château, les appels se faisaient par les hommes du sénéchal, et la montre par les officiers du connétable. Dès qu'Anthenaise fut sur l'esplanade, il ordonna que tout homme au-dessous de quarante ans fût dirigé immédiatement vers le camp, laissant le reste pour la garde de la ville. Pour les armements, on recourut d'abord à la salle d'armes du château, puis à l'arsenal de la tour Renaise, dont le concierge se hâta alors de se présenter. Les réserves furent assez promptement épuisées, et le vieux et loyal serviteur n'eut d'autre soulagement à sa tristesse que de rappeler le nombre d'observations qu'il n'avait cessé d'adresser, depuis qu'il était en fonctions, sur l'urgente nécessité de réparer, d'améliorer et d'augmenter l'armement de la première baronnie du royaume.
De l'esplanade du château le connétable se rendit au camp. Le choix et la reconnaissance des officiers furent son premier soin. Les milices de la ville, divisées en compagnies de quartiers, proposaient les chefs qui leur manquaient, le connétable les approuvait et les faisait reconnaître. Un certain nombre de la noblesse se tenait en armes près de lui et briguait du geste, et quelquefois de la voix, les suffrages de chaque milice, souvent les compagnies prenaient leurs officiers parmi eux, mais d'autres fois elles tenaient, au contraire, à ne reconnaître que leurs pairs, pourvu qu'ils eussent leur confiance. Tout chevalier pouvait se regarder assuré d'une compagnie, mais les simples écuyers étaient déjà en trop grand nombre pour pouvoir tous y prétendre. Ceux qui restaient entraient dans la compagnie franche du connétable, celle du baron, s'il s'était mis lui-même à la tête de ses troupes.
Cette compagnie était double, à pied et à cheval. Il n'y avait encore que peu de chevaux, le commandement en appartint à Lancelot de Poligné.
Après les milices de la ville, celles des paroisses et communautés d'habitants de la campagne furent réglées de la même manière ; le commandement appartenait au seigneur châtelain et sous lui à des officiers proposés par acclamation par les hommes de la paroisse ; les seigneurs et les châtelains, ou leurs représentants auxquels ce droit appartenait, manquaient rarement d'approuver les choix. Les nobles briguaient ces choix selon l'amitié et l'estime qu'ils portaient au châtelain commandant, après eux c'étaient les hommes du manoir seigneurial, les bourgeois et tous les hommes influents de la paroisse.
Cependant le malheureux Amaury était amené par ses conducteurs jusqu'aux portes de la ville. Son escorte s'était grossie au nombre de quinze paysans armés, formant avant et arrière-garde, afin d'écarter la foule qui, surtout depuis le village, ne cessait de se presser autour du cortège. Lalande avait pris le commandement et avait créé le métayer du Fresne son lieutenant ; l'un et l'autre s'étaient promptement convaincus de l'importance de leur position présente, ils ne se servaient de leur autorité que pour faire respecter le malheur de leur prisonnier, faire taire tout langage malséant et prévenit l'indiscrète curiosité ou les familiarités des hommes de l'escorte. Amaury marchait, regardant devant lui et paraissant n'oser détourner la vue ; ses yeux étaient pleins de larmes qu'il ne pouvait cacher, il était pâle et défait, et tout annonçait la tristesse et le dépit qui l'accablaient. Arrivé au lieu de la Perrine, en dehors des murs, près du ravin de l’Éperon, on le fit entrer dans une maison isolée où demeurait une veuve. L'escorte fut établie en sentinelle tout autour de la maison, et le métayer du Fresne fut député par Lalande pour donner avis de l'événement au sénéchal de la ville, lui faire connaître la condition consentie à Amaury et lui demander des instructions.
Le messager eut quelque peine à entrer dans la ville ; il trouva le sénéchal à son hôtel, où il était occupé à faire prendre des notes sur les services militaires des châtelains les plus rapprochés de la tour de Laval. Le magistrat ne put croire d'abord à la vérité du récit qu'il entendait. Il le fit recommencer de point en point, et arrivé à la condition mise par Amaury à sa reddition, il répéta à chaque éclaircissement : « Cela est illégal, c'est impossible, cela ne sera pas ! »
« Nous l'avons juré, Monseigneur, dit le messager, le baron de Craon nous a dit : Jurez-moi que vous ne me remettrez qu'entre les mains d'Isaure, votre dame, et nous lui avons répondu : oui, nous le jurons. »
« Vous ne le pouviez pas, dit le sénéchal, vous n'en aviez pas le droit, c'est illégal. Le baron de Craon est le prisonnier de Monseigneur de Laval et d'aucun autre. »
« Mais, Monseigneur, reprit le paysan, et notre serment ? »
« J'en suis fâché pour vous, dit le sénéchal, votre serment est nul de plein droit, il ne pouvait être fait ; ce qui est nul est comme s'il n'avait point été fait. »
« Il faut donc que nous remettions le baron en liberté, dit le métayer. »
« Non, je ne dis pas cela, dit le sénéchal en s'impatientant. Je vous dit, au contraire, que le baron de Craon est prisonnier de Monseigneur de Laval. Vous dites qu'il est à la Perrine sous bonne garde. Cela suffit, je vais y voir, vous pouvez maintenant vous retirer. Monseigneur vous récompensera lorsqu'il en sera temps, vous aurez soin de vous représenter. »
Le paysan allait répliquer encore et soutenir avec énergie les droits de la foi promise lorsqu'il songea qu'il vaudrait mieux prévenir le sénéchal à la Perrine et s'entendre avec Lalande et les autres  sur ce qu'il y avait à faire. Il fit donc une profonde révérence et se retira sans répondre. Dès qu'il fut dans la rue, il se mit à courir de toutes ses forces et ne fut pas longtemps avant de rentrer à la Perrine.
Lalande et son troisième compagnon dans la prise du baron furent consternés de ce qu'ils apprenaient. Lalande s'écria qu'au moment de leur combat contre Amaury ils ne se battaient pas pour le baron de Laval, mais pour eux-mêmes ; qu'ainsi, si Amaury ne pouvait être le prisonnier de leur jeune dame, il était le leur propre et qu'il fallait de suite lui proposer la liberté moyennant une rançon raisonnable.
« Je ne sais pas, dit le paysan, comment on entend ces affaires-là dans les villes, je ne suis pas un homme de loi, mais si je livrais le baron à d'autres qu'il n'est convenu, je n'oserais, je crois, rentrer au Fresne. Tous nos métayers du canton croiraient leur honneur blessé, aucun ne voudrait plus de mes filles, qui sont cependant toutes les deux promises. Il n'est pas jusqu'aux gens du bourg qui nous taxeraient de tous côtés de félonie ; cette entrée en carême ne serait aussi guère du goût de Monsieur notre recteur ; quant à moi je n'en veux pour rien au monde. »
L'avis de Lalande fut adopté et il fut convenu de retirer sous divers prétextes deux des sentinelles du jardin, tandis que leur chef traiterait avec le baron du prix de sa rançon, l'avertirait du danger où il se trouvait, demanderait sa parole pour le secret de son évasion et lui indiquerait ensuite les sentiers pour gagner le moulin d'Avesnières, où il y aurait plus de sécurité pour lui en traversant la rivière.
Le sénéchal, lorsqu'il avait vu le chef paysan le quitter si brusquement, avait facilement deviné son motif, et sa première idée avait été de le laisser faire. Si le baron de Craon, dans l'état où était les choses, parvenait à s'échapper, et reparaissait à la tête des siens au moment où ils étaient enflammés par le succès de Rouessé et que lui-même était irrité par sa détention, la guerre était inévitable, les deux barons devenaient plus ennemis que jamais. Mais si le sénéchal était capable de beaucoup d'intrigues pour parvenir au but de ses désirs, une trahison flagrante lui eût répugné. Il quitta donc cette pensée.
Un second parti était de se faire remettre le prisonnier sans conditions par ses gardiens, eux seuls étaient responsables de ce qu'ils avaient fait sans droit : mais ce parti eût peu avancé les intérêts que soutenait le sénéchal, et l'exécution n'était possible qu'autant que le connétable y donnât les mains. Il ne restait donc au magistrat que de se rendre au château, d'instruire la baron Guy des circonstances, de lui peindre l'astuce et la fourberie dont venait de se servir son ennemi, et d'arrêter ensuite telles résolutions qui seraient jugées les meilleures.
Cependant, quelques personnes dans la ville commençaient à parler de la prise d'Amaury. Le métayer du Fresne, en arrivant, avait rencontré des amis et n'avait pas été entièrement discret. Le chancelier, passant dans la rue pour se rendre au camp, entendit quelques mots dont il demanda l'explication ; puis, sans aucun retard, il se rendit à la poterne des chevaux, se la fit ouvrir et parvint à la Perrine.
L'événement était connu dans tous les environs de la maison, et l'affluence du monde y augmentait d'un instant à l'autre les difficultés de l'évasion projetée : elle devint impossible par l'arrivée du chancelier.
Entrammes fut pénétré de douleur en voyant le baron de Craon entre les mains de gens grossiers de la campagne et il prit un air d'autorité capable de leur en imposer. Dès qu'il se fût fait annoncer, Lalande interdit répéta que le sire de Craon n'était pas le prisonnier de Monseigneur de Laval, mais seulement de sa petit-fille. Le chancelier ne put comprendre d'où venait cette difficulté, les deux chefs ne donnant d'autres explications que d'insister sur les usages de la campagne, qui ne leur permettaient pas de traiter un serment aussi légèrement qu'il pouvait être d'habitude dans les villes. « Un serment est fait à Dieu même, disait Lalande, et si Monsieur notre recteur m'assurait en confession que ma parole est donnée et que mon serment est un péché, je ne m'en départirais pas encore sans peine, quoiqu'il le fallût bien ! »
« Non, dit le métayer, pas plus notre recteur qu'un laïc ; comme il le dit lui-même : ce serait un cas réservé à Monseigneur l'évêque. Il n'y a qu'un évêque et le pape de Rome qui puissent défaire un serment lorsqu'il a été mal fait. »
Le chancelier se mêla alors de la discussion. « Le serment d'une chose mauvaise, dit-il, est cependant absolument nul ; car, vous le dites fort bien, faire serment c'est appeler Dieu en témoignage : et si la chose est mauvaise, comment la ferez-vous, si c'est vous-même qui avez invoqué la présence d'un pareil témoin ? Ne serait-ce pas ajouter un second crime au premier ? »
« Et en quoi la chose est-elle mauvaise ? » demanda Lalande.
« Je n'en sais absolument rien, dit le chancelier, je ne sais encore de quel serment vous parlez. »
Les paysans lui racontèrent alors les circonstances de la reddition du baron de Craon et la parole qu'ils lui avaient donnée.
La figure du chancelier montra que cette révélation lui faisait éprouver quelque embarras : cependant, quand ils eurent terminé leur explication, il n'hésita pas à les rassurer. « S'il faut un garant à votre parole, ajouta-t-il, le chancelier de Laval vous en servira. remettez-moi votre prisonnier et soyez sans crainte. »
Les paysans, qui avaient jusque-là barré en quelque sorte le passage au chancelier, se rangèrent alors en se félicitant, et lui avec eux, de ce qu'il ne ressemblait pas au sénéchal ; ils lui firent cependant répéter de nouveau son engagement et ensuite le conduisirent à l'appartement où était le malheureux Amaury. Ne voulant point se présenter devant lui sans son congé, le chancelier se fit annoncer et attendit au bas de l'escalier qu'il eût reçu la réponse.
Le baron de Craon se promenait à grands pas d'une extrémité à l'autre de la chambre : ses yeux fixés en terre continuaient à rouler des larmes de dépit. Il voyait de la fenêtre la foule qui grossissait devant la maison, mais n'y ayant remarqué personne de distinction, il s'étonna que ce fût le chancelier qui se présentât à la porte. « Vous êtes les maîtres, répondit-il, faites entrer qui vous voudrez. »
« Monseigneur de Craon ne voudra pas se laisser abattre par son infortune, dit Lalande. Un chrétien ne sait-il pas que le ciel envoie les épreuves à ceux qu'il aime ! »
La parole du paysan fit quelque impression sur Amaury. Il chercha à composer son maintien, mais, dès que le chancelier fut entré, cette pensée s'évanouit et il l'apostropha avec vivacité : « Le premier ici, Monsieur d'Entrammes, celui qui m'a mis dans l'état où je suis ! Si vous cherchiez à me tromper, vous pouvez maintenant vous applaudir de votre succès. J'avais cru n'avoir qu'un ennemi à votre cour : le sénéchal ; où est-il ? Il serait aussi bien mon geôlier que le chancelier de Laval ! »
Le chancelier se tenait debout, les yeux fixés en terre ; quand il eût voulu prendre la parole, son émotion l'en eût empêché. « La force seule m'enlèvera d'ici, continua Amaury, que votre baron n'ait consenti à mes conditions ! Vous pouvez le lui dire ; il vous a sans doute chargé de paroles, je n'en accepte aucune que celle convenue avec les gens qui m'ont surpris ! A moins de cela, je ne veux entrer dans Laval que lié et garrotté comme un malfaiteur ; je veux que tout l'Anjou et le Maine soient juges entre votre baron et moi ! »
Aucun mot de la part du vieillard ne venait interrompre les reproches et les emportements du jeune homme, ce fut d'elle-même que sa voix parut enfin se ralentir. « Le ciel, dit alors le chancelier, est témoin de la pureté de mes intentions. »
« Et que m'importent vos intentions ? reprit Amaury, je serais entré au château et j'aurais rendu à la liberté celle que vous m'enlevez ! Est-ce maintenant que votre baron me sera plus favorable ? »
Entrammes laissa passer ce nouvel emportement comme le précédent et ne hasarda quelques mots que quand il l'eût encore vu s'apaiser de lui-même. Mais bientôt Amaury ne parla plus que par intervalles et il commença à rougir de maltraiter ainsi un ancien chevalier dont tout le pays reconnaissait la noblesse et la générosité. Enfin le chancelier put parler,il lui dit avec douceur : « Le ciel vous a envoyé plusieurs traverses en une seule nuit ; mais le noble baron de Craon ne voudra pas qu'elles soient au-dessus de son courage : rien d'ailleurs n'est perdu ! Et pourquoi le vieux Mathefelon d'Entrammes n'aurait-il plus droit à votre confiance ? Si vous pouviez prendre conseil de celle que vous aimez, peut-être vous dirait-elle de vous en rapporter encore à lui et de tenter de nouveau ce que peut la douceur. Je vous l'ai déjà dit, les préventions de notre baron pourraient s'effacer par un peu de soumission. »
Amaury répondit : « Ma soumission ne me donnera pas ce qui me manque à ses yeux. Cette nuit devait me sauver ou me perdre, je suis défait entièrement ; jamais Guy ne me pardonnera la surprise de sa ville. Je ne lui ai montré que trop de soumissions, qu'y ai-je gagné ? »
« Les événements de cette nuit sont ce qu'ils étaient, dit Entrammes ; le baron Guy apprécie le motif qui vous a porté à quitter sa ville lorsque vous en étiez maître. Il n'y a de nouveau que la surprise de Rouessé par vos troupes ; venez le trouver, c'est vous-même qui devez dissiper les nuages que cet événement a pu faire naître. Nous serons avec vous et il ne résistera pas s'il vous voit soumis, comme il vous convient, envers celui que vous désirez avoir pour beau-père. »
Amaury se promenait de nouveau dans l'appartement, les yeux fixés en terre. Mille mouvements et mille résolutions contradictoires se combattaient dans son esprit. il cherchait par intervalles quel espoir son amour pouvait encore conserver, mais il était incapable de la réflexion. « Venez », répétait Entrammes, et il ajouta avec une générosité sans exemple : « Si l'avis du chancelier de Laval a maintenant besoin de garant près de vous, acceptez-le lui-même pour caution. Je vous donne ma foi et vous garantis que si vous vous montrez soumis à l'aïeul de la dame de vos pensées, il ne vous arrivera rien de fâcheux dans Laval et vous n'y serez prisonnier que de votre parole envers la noble Isaure. »
Dans tout autre temps Amaury se serait jeté aux pieds d'Entrammes et lui aurait demandé pardon de ses emportements, mais il n'était pas encore assez à lui-même pour reconnaître la noblesse de son procédé. Il ne fit cependant plus de résistance et s'abandonna à lui, mais encore plus résolu à braver le sire de Laval en face qu'à s'humilier et le supplier. Il était encore sans armes ; Entrammes détacha son épée et la lui ceignit en lui disant : « Je vous l'abandonne et me rends votre prisonnier devers la baronne douairière de Craon, s'il vous arrive rien dans Laval sans l'aveu de la noble dame qui a votre foi. »
Amaury voulut d'abord refuser l'épée, puis entendant le bruit du peuple à l'entour de la maison, la honte de son état la lui fit prendre. Les deux chevaliers sortirent ensemble de l'appartement ; Lalande se tenait en sentinelle sur la première marche de l'escalier de la tourelle, ce ne fut qu'après de nouvelles explications et s'être encore consulté avec ses deux camarades qu'il permit la sortie ; mais le chancelier leur donna congé et ordre de se retirer, en leur disant de nouveau d'être sans crainte sur l'effet de leur parole donnée au baron ; les deux chevaliers descendirent ensuite et laissant les cours et les vergers à leur gauche, ils parvinrent par un sentier de jardin à la poterne des chevaux. Ils y furent reconnus, mais Entrammes passa outre promptement et entra en ville en longeant les grandes écuries adossées aux remparts ; cet endroit était désert, le peuple se portant vers le camp ; ils arrivèrent ainsi jusqu'au grand carrefour sans être pressés ni suivis de la foule.
Heureux ceux qui possèdent des amis sincères et prudents ! Il en est alors de la colère des âmes généreuses comme de la turbulence des fleuves des montagnes qui, par une providence toute spéciale, ne portent leurs eaux dans les plaines qu'après que des réservoirs et des lacs spacieux en ont calmé les flots et éteint tout le courroux au pied même des hauteurs. Entrammes, au lieu de conduire Amaury au château, le mena d'abord chez la bonne et douce dame Anne de Laval.
En face de l'église, Amaury soupira en reconnaissant l'endroit qui l'avait vu vainqueur quelques heures auparavant ; mais la dame Anne l'aperçut de ses fenêtres, le reconnut et descendit au-devant de lui. Son bon cœur était tout ému de compassion et de douleur ; le baron la salua profondément, mais avec réserve et contrainte, ignorant encore s'il ne devait attendre d'elle que des reproches ; il s'agenouilla et baisa la main que lui tendit la noble douairière. Anne le releva et, lui ouvrant les bras, l'embrassa affectueusement, en lui disant : « Ne vous découragez pas, mon cher Amaury, tout peut se remettre si Monseigneur a satisfaction pour Rouessé ! » Craon protesta être étranger à cet événement. Anne ne parut pas trop en redouter les conséquences ; elle voulut ensuite savoir d'Amaury lui-même tous les détails de sa rencontre malheureuse, et fut pénétrée d'admiration de sa présence d'esprit de s'être rendu à la seule Isaure.
Les moments étaient précieux ; Entrammes était retourné au château pour sonder les dispositions du baron et le préparer à l'entrevue. Anne eut sans cesse les yeux tournés vers l'esplanade pour le voir revenir ; mais elle ne put y apercevoir que les bourgeois armés qui devaient demeurer à la garde de la ville et la foule de femmes et d'enfants dont ils étaient entourés.
La dame de Laval fut inquiète de ne pas voir revenir le chancelier ; mais, au lieu de se décourager, elle pensait qu'il fallait qu'Amaury apaisât lui-même le baron et elle résolut de le conduire aussitôt devant lui. Amaury hésita à cette proposition ; il ne savait que lui dire : Guy l'accablerait de reproches. « Je ne me sens que trop disposé moi-même aux reproches, disait-il, ce sera tout perdre à la fois ! » « Non, non, répondit Anne, vous songerez qu'il n'est qu'un moyen pour obtenir ma nièce : d'apaiser son aïeul ; jamais sans cela, elle ne voudrait écouter vos vœux. Nous entourerons notre baron et il ne pourra tenir contre toute sa famille. »
« Mais il faut bien, dit Amaury, que ce soit votre nièce elle-même qui décide de mon sort : je suis son prisonnier, nul autre n'a pouvoir sur moi ! »
« Calmez-vous, reprit Anne, calmez-vous, mon aimable cousin ! Isaure, je l'espère, décidera en effet de votre sort, mais n'oubliez pas que seule votre soumission à son aïeul peut vous la rendre favorable ! »
En disant ces mots, Anne fut elle-même chercher le manteau armorié de l'un de ses gentilshommes et le jeta sur les épaules d'Amaury pour qu'il ne fût pas reconnu ; le baron baissa aussi la visière de son casque et suivit la généreuse dame, qui sortit en s'appuyant sur son bras. Ils traversèrent les groupes réunis sur l'esplanade ; mais, en mettant le pied sur le pont-levis, Amaury senti battre son cœur avec une nouvelle force et il crut s'entendre prononcer en lui-même le serment impie d'opposition en face, de guerre à mort ! mais sa généreuse vertu le rappela aussitôt à lui-même et il résolut, au contraire, de suivre en tout les avis de l'aimable Anne de Laval et du chancelier, qu'il s'accusait d'avoir blessé ; ce combat fut le dernier et il consentit enfin à apaiser le baron Guy par sa soumission.
 
Chapitre VIII
Réconciliation des deux barons
 
En arrivant au château, le chancelier avait trouvé le baron Guy en conférence avec le sénéchal. Celui-ci soumettait au prince un projet hardi qui devait terminer toute cette affaire d'un seul coup et évincer Amaury sans retour.
Après avoir parlé de nouveau de la surprise de Rouessé, qui ne pouvait lui paraître entièrement fortuite et lui semblait, au contraire, une mesure de précaution de la part des ennemis, le sénéchal s'était étendu longuement sur l'astuce et la fourberie dont le baron de Craon venait de se rendre coupable en se remettant à une autre personne qu'au baron de Laval. « Il est évident, affirmait le magistrat, que cette conduite criminelle n'a pour but que de surprendre votre petite-fille sans votre aveu. »
Sur le premier point le baron persistait à croire l'événement de Rouessé purement fortuit, par la raison qu'il ne voyait pas quel intérêt les gens de Craon pouvaient avoir à s'emparer de ce château : mais sur le second article il était fortement ébranlé.
« Le baron de Craon, continuait le sénéchal, par ses manœuvres coupables a détruit de lui-même les bonnes dispositions où vous pouviez être à son égard à sa sortie de la ville. Il est relaps, et votre parole, quand même vous auriez consenti à la lui donner, serait pleinement dégagée. C'est un ennemi qui est venu sans provocation vous insulter dans votre château, et s'emparer de votre ville nuitamment et par trahison ; maintenant il veut surprendre la foi de votre fille, vous ne pouvez endurer tant d'insultes réunies ; votre honneur et celui de votre baronnie vous le défendent. »
« Puisque le sort des armes l'a mis entre vos mains, vous seriez bien en droit d'exiger qu'il vint ici se mettre à votre discrétion, vous demandant pardon en chemise, les pieds nus et même, si vous le vouliez, la selle de son cheval placée sur ses épaules, car si sa dignité de premier baron d'Anjou est élevée, c'est surtout la grandeur de l'offense que l'on doit regarder ! Mais ce n'est pas là ce que je crois devoir vous proposer. Je voudrais qu'il ne fût rien demandé d'Amaury, qu'il ne perdit ni une masure de ses fiefs, ni un denier de son escarcelle, sauf ce que lui aura coûté sa folle entreprise ; si vous m'en croyez, il y a un moyen bien simple pour terminer tout ceci. Réunissez trente cavaliers avec un chef éprouvé, chevalier, écuyer ou tout autre ; remettez-leur le baron de Craon et qu'ils le conduisent de suite à sa mère, à Craon : le jeune homme a besoin d'une bonne correction, je n'en propose pas d'autre que celle-là. L'on évitera la grande route et Cossé, et l'on arrivera à Craon par la porte de Château-Gontier. Là, le chef de l'escorte prendra conseil du moment, soit pour s'arrêter à ce point, soit pour entrer en ville jusqu'à l'esplanade du château. Il y plantera le Mai, et Amaury sera rendu à la liberté dès que les travailleurs auront achevé, après quoi nos gens s'en reviendront tout aussi tranquillement qu'ils seront allés, en évitant toujours le grand chemin et la rencontre des ennemis. »
La singularité de cette idée ne déplut pas au baron, mais il y fit de graves objections : « Ce serait un véritable dénouement d'écolier, répondait-il ; ce serait mettre les rieurs de notre côté et probablement nous aurions tué par le ridicule tout projet ultérieur de nos ennemis. J'ajouterai même que je suis bien persuadé que la compagnie qui est en ce moment à Rouessé nous donnerait tout le loisir de faire ce que vous dites et d'y aller à notre aise. Tout ce monde n'a quitté ses foyers que pour un coup de main et pas du tout pour faire campagne ; soyez assuré à l'heure qu'il est tous les chemins de Cossé sont remplis de leurs déserteurs. »
« Alors, reprit le sénéchal, M. d'Anthenaise, dans les dispositions où nous l'avons laissé, aura bon marché de ce qui reste à Rouessé. Ou je me trompe fort ou vous pouvez avoir avant ce soir une belle et ample revanche de votre ennemi ! »
« Vous y allez bien promptement, sénéchal, reprit le baron. J'aime à croire qu'Anthenaise m'a suffisamment compris et qu'il ne va rien se passer du tout de côté de Rouessé. Le connétable peut entourer l'ennemi, le sommer de vider le pays, et M. de Chérancé, au premier coup d'œil jeté les siens, verra bien qu'il n'a, en effet, rien de mieux à faire que de lever le camp au plus vite. Quant à votre projet pour ce qui concerne Amaury, il est hardi et me sourirait assez volontiers ; mais c'est un grand parti qui pourrait entraîner plus de conséquences que vous n'en prévoyez pas le moment. Ce serait nous brouiller à tout jamais avec Craon, ce qu'il faut, au contraire, éviter avec soin. Malgré votre science, sénéchal, vous oubliez le proverbe : Marches de Bretagne et rives de Mayenne, bretonnes ne sont et mancelles ne veulent ; les cœurs y ressemblent au cours des rivières, ils tendent vers l'Anjou. Rien de plus vrai : nous ressemblons aux Nantais qui se disent Nantais sans Bretagne, nous sommes enclavés dans le Maine et nous ne sommes guère Manceaux ; le cours de la Mayenne et celui de la Sarthe forment deux peuples séparés, que la force réunit à l'époque où notre contrée n'offrait que des ruines, mais que le temps ne parviendra pas à confondre, parce que la nature du pays s'y oppose. Messieurs du Mans savent cela tout aussi bien que nous, aussi c'est toujours férule en main qu'ils nous parlent, et peut-être n'ont-ils pas tout à fait tort, car il est certain que le jour de la réunion définitive du Maine à l'Anjou serait un jour favorable pour Mayenne et pour Laval. L'Anjou serait alors un duché comme la Bourgogne ou la Normandie, et mieux nous vaudrait à tous égards le duché d'Anjou que le comté du Maine : nous gênons le comté qui nous trouve trop considérables, et nous nous y trouvons gênés ; nous serions à l'aise dans le duché. Vous savez tout cela, sénéchal, n'allez donc pas nous brouiller avec nos amis de l'Anjou. L'alliance date de loin, elle remonte au temps de César, les Angevins se réfugièrent chez nous et l'aigle romaine n'osa les suivre, grâce aux difficultés du terrain. Si nous avons des ennemis, que ce ne soit donc pas dans les eaux de nos rivières, ni au nord ni au midi. Vous vous rappelez mes efforts pour étouffer, dès sa naissance, notre querelle avec Château-Gontier ? Je fis sagement, aussi n'en est-il pas resté les moindres vestiges ? Où trouvâmes-nous jamais des amis meilleurs que nos voisins du Craonnais ? Qui nous fut plus fidèle allié que mes beaux-frères de Mayenne et d'Ernée ? C'est que ces alliances sont dictées par la nature ; c'est que nous partageons tous, avec le même sol, les mêmes idées, les mêmes mœurs, les mêmes intérêts. Les vallées et les rivières réunissent les peuples : ce sont les hauteurs et les montagnes qui les séparent. Tous les troubles du Maine ne s'arrêtent-ils pas d'habitude à la ligne des Coëvrons ? C'est que le bassin de la Mayenne, qui est en deçà, est uni et compact, et que les barons qui se partagent le sol ont eu le bon esprit de comprendre que pour vivre entre les Manceaux, les Angevins, les Bretons et les Normands, il leur fallait maintenir à tout jamais la plus entière harmonie entr'eux. Que Laval, Mayenne, Craon et Château-Gontier demeurent donc unis comme les quatre doigts de la main ! Ne regrettons pas que Vitré n'entre pas dans le système : ce qui est Breton ne peut être que Breton, mais il est malheureux que Sainte-Suzanne ne soit plus qu'une dépendance de Beaumont. Ce qu'il nous faut, c'est une hanse politique de la Mayenne et des marches de Bretagne, comme la hanse marchande des villes de la Loire ou de la Seine. Cette hanse politique ne peut avoir ni statuts ni règlements, mais elle doit être écrite dans la sagesse des barons et de leurs conseillers. Son centre, c'est la grosse tour de Laval : c'est là que doit se trouver la tête et le cœur, c'est encore la nature qui le veut ainsi. C'est à cause de cela que nous sommes la première baronnie de France, et c'est pour cela que l'on voit les deux rois nous rechercher à l'envie. Seul, Laval est une baronnie ; avec ses alliés, c'est presque un comté. Ne l'oubliez donc pas, sénéchal, je vous l'ai souvent répété : toute la science du gouvernement de Laval doit être là.
Les choses étant ainsi, combien ne m'a-t-il pas fallu me faire violence pour renoncer à l'alliance d'Amaury ? Il me souvient avec quelle satisfaction je signai l'accord des fiançailles. Certes, la faute n'en est pas à moi s'il a été rompu ! Oh oui, Amaury, vous êtes coupable et bien coupable ! Pourquoi cette défection de l'étude ? Pourquoi, dédaignant les cloitres et les lettres, ne courtisez-vous plus que les chevaux, leurs palefreniers ou les piqueurs de vos chiens ? Pourquoi rougiriez-vous aujourd'hui si l'on vous apercevait un livre en main ? Pourquoi enfin épouser la querelle de l'ignorance et de la barbarie contre l'étude et la civilisation, de la violence et de la vie sans frein contre le recueillement et la piété ? Oh ! oui, si je vous refuse ma fille, l'héritière de Laval, ma fille bien-aimée, c'est à vous seul et non à moi qu'il faut vous en prendre ? Quel bonheur trouverait-elle avec vous ? La beauté du corps est promptement oubliée : que vous seraient l'instruction variée, les grâces de l'esprit ; en l'absence, les douceurs de l'écriture, en la présence, les charmes de la parole ? Ce qu'il vous faut, à vous, c'est l'épée ou le faucon, le clairon ou le cor ! Et que deviendrait alors ma pauvre Isaure, isolée, oubliée, dédaignée ? Que deviendraient mes peuples ?... »
Le vieillard s'interrompit, et après un moment de silence, il reprit : « Si je n'avais que trente ans, sénéchal, la hardiesse de votre projet me ferait peut-être hésiter ; mais, à mon âge, ce sont d'autres pensées que je dois suivre. Quelle que soit la difficulté du moment, ce ne sont pas des querelles et des haines éternelles que je veux léguer à ma fille. Que les paysans qui ont surpris Amaury le laissent donc aller ; j'y consens, je ne vois même pas d'autres ordres à leur donner. Nous saurons ensuite quel parti prendra le baron de Craon : il y a bien loin de la folie de cette nuit à une guerre ouverte et réglée. Nous pouvons être sans crainte à cet égard. La guerre de baron à baron, grâces au ciel, n'est plus guère de notre époque. Quelque ignorant et barbare que soit le siècle, les papes de Rome parviennent pourtant à en avoir raison sur ce point. »
Pendant le discours du baron, le sénéchal s'était étudié à connaître ce qu'il devait espérer des dispositions où il le trouvait ; sa perspicacité lui fit facilement voir qu'à travers tous les reproches du vieillard, une large voie était ouverte à le réconciliation ; le magistrat désespéra alors de sa cause et ne fit plus d'insistance. Il sortait comme le chancelier entrait.
Entrammes trouva le baron encore péniblement préoccupé de la condition mise par Amaury à sa reddition ; il en paraissait blessé profondément. Ce fut le premier obstacle que le chancelier eut à lever pour le succès de sa négociation. Il y parvint en retraçant de nouveau la soumission que le baron de Craon avait témoignée la nuit précédente, soumission dont il ne se rétractait pas, puisque c'était lui-même qui, dans ce moment, demandait à se jeter aux pieds du baron de Laval.
Bientôt la conférence revint au point où le sénéchal l'avait laissée, le baron convenant de tous les avantages de l'alliance angevine, mais ne pouvant encore pardonner à Amaury sa défection de l'étude. Le chancelier plaida de nouveau avec persévérance et chaleur la cause qu'il avait embrassée.
« Oui, chancelier, dit le baron, oui j'aimerais à changer d'avis si j'avais confiance dans ce que vous promettez pour Amaury. Il y a des personnes qui savent passer de l'épée à l'étude, selon le bel exemple que nous en avaient laissé les anciens ; les Angevins le savent mieux que tous autres, puisque c'est le dernier Foulques qui a écrit lui-même les Gestes des consuls d'Angers, et que c'est un de leurs comtes qui répondait au roi Louis-d'Outremer qu'un roi sans lettres est un âne couronné ; mais c'est cela même qui rend Amaury plus coupable et laisse moins d'espoir de changement. Le baron de Craon rougirait aujourd'hui de prendre des livres et se mettre à l'étude comme un clerc ! Craon a pris parti pour la réaction que nous voyons de la part des défenseurs de l'ignorance et de la barbarie. C'est un choix qu'il a fait, il lui sera difficile d'en revenir. »
Mais Entrammes parvint enfin à détruire ces impressions fâcheuses ; il fit voir que ce que le baron nommait défection d'étude pouvait n'être qu'une cessation temporaire, dont le fougue de la jeunesse, l'entrainement de l'exemple et des circonstances malheureuses devaient supporter le blâme. Que quelques personnes eussent voulu en profiter pour attacher Amaury au parti de l'ignorance, c'était probable ; mais rien dans ce jeune homme n'annonçait que telle dût être sa conduite à venir. Tout l'Anjou parlait de ses heureuses dispositions, de la bonté de son cœur, en même temps que de la droiture naturelle de son esprit : avec ces avantages et l'aimable Isaure pour guide, pour compagne et pour appui, tout indiquait, au contraire, un retour prompt et facile autant que sincère.
Tandis que le chancelier parlait, le vieillard sentait au dedans de lui-même qu'il ne s'opposait  plus à l'influence que pouvaient prendre ses paroles ; chacune d'elles pénétrait, au contraire, dans son esprit comme un baume réparateur. Les blessures du cœur furent effacées les premières ; les succès qu'avait autrefois obtenus le jeune Amaury reparurent alors avec tous leurs avantages, il ne put s'empêcher de s'entrevoir enseignant lui-même à Amaury et à Isaure réunis, et cette pensée, accompagnée d'un retour marqué de tendresse, fit tomber les derniers nuages. « Où est Amaury ? » dit-il enfin d'une voix attendrie. Entrammes sortit aussitôt pour l'amener devant lui.
Amaury et la dame de Laval attendaient le chancelier dans le vestibule de l'aumônerie ; dès qu'ils le virent traverser la grande salle, Anne l'appela, et Amaury s'avança au-devant de lui et lui dit : « Mon père, j'ai de grands torts envers vous, je les reconnais et vous prie de me les pardonner. N'en accusez que l'égarement de mon esprit dans cette malheureuse nuit. »
L'ancien ami de son père ne trouva aucune peine à lui pardonner du fond de son cœur, il l'embrassa et répondit : « Il n'y a pas de votre faute, les apparences étaient d'ailleurs contre moi. Je reconnais les bonnes qualités de votre cœur ; le baron, notre sire, en est également touché, tout va bien ; je vous vois résolu à la soumission : l'aïeul de celle que vous aimez mérite bien cette déférence. Il se rappelle avec plaisir votre jeune âge, marquez-lui que vous pouvez encore ce que vous étiez alors. »
« Je m'abandonne à vous et à l'aimable dame de Laval, répondit Amaury, je vous devrai plus que la vie. J'ai dû blesser profondément votre baron par l'entreprise de cette nuit ; s'il consent à l'oublier, ne songeant qu'à ma soumission lorsque j'ai quitté sa ville, il n'est pas de marque de déférence et de respect que je ne lui témoigne tout le reste de ma vie, comme un fils respectueux à son père. »
Il lui fallut cependant encore quelques instants pour se remettre de son émotion, puis ils entrèrent tous les trois dans l'appartement du baron.
Anne dit aussitôt à son frère : « Mon frère, voici notre parent de Craon bien désolé que son amour pour votre petite-fille l'ait entraîné à vous faire la guerre. Il s'est hâté de se retirer de la ville dès qu'il a su que vous ne le haïssiez pas ; le hasard l'a fait tomber entre les mains des nôtres, il s'est rendu au nom de votre fille pour qu'elle décidât de son sort avec votre congé. Il vient maintenant vous prier de lui rendre vos bonnes grâces et se remettre volontairement à votre entière discrétion. »
Guy répondit avec un son de voix qui indiquait encore plus de douleur que de ressentiment : « Je n'abuserai pas de votre situation présente, Amaury, pour vous faire des reproches, mais cette nuit m'a blessé profondément au cœur, vous m'avez fait bien du mal ! »
Pâle et défait, le malheureux Amaury était à genoux, tenant la main du vieillard entre les siennes. Il répondit : « L'état où vous me voyez vous a déjà peut-être assez vengé pour que je puisse trouver chez vous quelque indulgence de ma faute et vous redemander vos anciennes bontés. J'aimais votre petite-fille, son père me l'avait promise, vous y aviez consenti, je la regardais comme devant être à moi : j'ai longtemps espéré que vous ne refuseriez pas de me rendre votre amitié ; votre départ prochain m'a fait perdre toute raison, je n'ai plus écouté que mon désespoir. Je vous avoue ma faute : si vous daigniez l'oublier et ne vous souvenir que de vos anciennes bontés et de celles de votre fils, vous trouveriez en moi le fils le plus tendre. »
Guy reprit : « Le fils ne s'arme pas contre son père. »
Et Amaury répondit : « Je n'étais plus votre fils et je désespérais de l'être jamais. J'ai mérité vos reproches jusqu'au moment où j'ai quitté votre ville lorsque j'y étais le plus fort. Tous les miens s'opposaient à cette résolution, mais je désirais vous montrer ma soumission et vous faire voir que le désespoir seul m'avait mis les armes à la main ; mon désir eût été ensuite de me jeter à vos pieds. »
« Je le sais, dit Laval, et c'est là que j'ai commencé à reconnaître Amaury de Craon. Levez-vous, Amaury ; je vous ai aimé et je sens que je puisse vous rendre mon amitié. L'état où je vous vois et votre repentir m'attendrissent. Vous aimiez autrefois l'étude et vous paraissiez devoir joindre aux qualités du cœur celles de l'esprit : ce qui pouvait assurer le bonheur de ma fille : mon fils, martyr, et moi, nous l'avions espéré ainsi. Je ne vous reprocherai plus votre défection ; mais les lettres, Amaury, ne dérogent point à la noblesse. Dites-moi avec franchise ce que je puis espérer encore du goût que vous montriez autrefois pour l'étude. »
Amaury répondit : « Rien n'égalerait ma docilité et mon zèle ; instruit par vous et sous les yeux de votre fille, j'espérerais faire des progrès. »
« Quand on aime, dit le baron de Laval, on promet beaucoup ; mais les effets ne suivent pas toujours : vous sentez-vous disposé à mériter la main de ma petite-fille par l'étude ? »
« Oui, répondit Amaury, je suis disposé à tout pour mériter un tel prix. Vous pouvez ordonner, je me renfermerai à Saint-Tugal, si vous le désirez, et vous pourrez juger vous-même de mon assiduité. »
« Eh bien, je me rends, dit le baron de Laval ; faites ainsi que vous le dites, montrez à tous que vous connaissez le prix des lettres, et si vous êtes agréable à ma fille, elle pourra vous acceptez : j'y consens. »
Amaury se jeta alors pour la seconde fois aux genoux du baron de Laval en lui baisant les mains, mais Guy, tout ému, le releva, et l'un et l'autre furent quelque temps sans pouvoir ajouter une parole ; leurs larmes coulaient en abondance. Amaury dit enfin : « Mon père, pardonnez-moi mes erreurs de cette nuit. »
« Tout est oublié, répondit le baron de Laval, vous étiez autrefois mon fils, vous le serez de nouveau, vous me tiendrez lieu de mes quatre fils martyrs. Toute l'amitié que j'ai jamais eu pour chacun d'eux, je l'aurai pour vous. La dernière fois que je les vis, le plus jeune avait votre âge ; il avait peut être votre fougue et votre impétuosité, mais vous avez aussi son bon cœur. Voilà quinze ans que je le pleure : soyez-moi ce fils et je croirai avoir retrouvé tout ce qui fait le sujet de mes larmes. »
Amaury s'échappa de ses bras et, retombant encore à ses genoux, il s'écria : « Oui, je serai votre fils, n'accusez que mon désespoir de tout le mal de cette nuit ; aucun de vos fils martyrs n'a pu vous mieux aimer que ne le fera celui que vous appelez encore votre fils, quoiqu'il vous ait blessé si fort au cœur. »
« N'en parlez plus, répondit le baron de Laval, votre cœur ne savait ce que faisait votre main quand vous vous armiez contre moi ; et puis, si vous vous étiez réellement disposé à l'étude, peut-être tous les torts n'étaient-ils pas de votre côté. Mandez notre réconciliation à votre mère. Votre sort ne dépend pas de moi, il sera entre les mains de ma fille. Allez remercier Dieu et le prier ; ensuite vous entrerez sans retard chez les pères de Saint-Tugal. Le doyen vous porte amitié ; il m'a parlé éloquemment en votre faveur cette nuit, écoutez ses leçons, soyez attentif et zélé à l'étude ; oubliez pour quelque temps la guerre et les armes, et pour toujours les événements de cette nuit. »
Il l'embrassa encore en disant ces mots. Amaury ne cessa de protester de son application à l'étude et de son attention à plaire à l'aïeul d'Isaure. Il espérait suffisamment de l'un et de l'autre pour que son épreuve, quelque temps qu'elle pût durer, ne lui parût pas au-dessus de ses forces. Il sentait au fond du cœur tout ce qu'il devait de reconnaissance au baron Guy de le générosité de son procédé et, de ce moment, il eût voulu racheter bien cher la peine et les inquiétudes qu'il lui avait occasionnées. Il sortit enfin pour laisser au vieillard le loisir de prendre quelque repos après tant de troubles et de fatigues.
La dame de Laval lui offrit de loger à son hôtel jusqu'à son entrée chez les pères de Saint-Tugal, mais il le refusa et voulut s'y rendre dès le jour même. Apprenant ensuite que ses troupes occupaient encore le château de Rouessé, où elles s'étaient retranchées, il monta à cheval avec le généreux Entrammes et s'y transporta.
Il trouva cette armée dans l'abattement et la consternation : plusieurs partis avaient été proposés en apprenant sa captivité, les uns voulaient retourner à la ville, courir aux portes à bride abattue et ils espéraient, disaient-ils, les briser avant que l'ennemi pût songer à se défendre ; d'autres parlaient de répandre la terreur dans la campagne, menaçant de tout incendier si leur baron ne leur était aussitôt rendu ; mais les chefs étaient irrésolus, ils ne pouvaient se dissimuler qu'il n'y avait d'autre parti à prendre que de rétrograder immédiatement devant les troupes qui couvraient déjà toute la campagne et qui grossissaient à chaque instant.
Rien ne peut peindre la joie universelle de cette armée et de ses chefs en revoyant Amaury dans les rangs ; chacun l'approchait et cherchait à le toucher ou à l'entendre parler ; on remarquait encore le trouble qui l'avait agité, l'altération de ses traits était visible, chacun voulait deviner toute l'étendue de sa peine pour y prendre part ; il remerciait les uns de la main, parlait aux autres et ne pouvait maîtriser son émotion en se voyant tant aimé. Quand enfin le silence et quelque ordre purent être rétablis, il fit ranger les troupes et s'écartant de quelques pas, il parla ainsi :
« Mes amis et mes compagnons, j'aurais pu par vos armes tenter l'escalade du château de Laval, comme vous avez pris d'assaut celui de Rouessé ; mais on a eu raison de me le dire : ce n'eût ni bien ni légitime à moi d'obtenir par la force le prix que je cherchais de votre victoire. L'honneur et toute la gloire de cette entreprise vous appartiennent, la faute est à moi seul. Le ciel m'en a puni lorsqu'il m'a livré et que j'ai été conduit prisonnier dans ces mêmes murs que vous veniez de conquérir ; mais Notre-Seigneur et sa Mère bénie se sont attendris sur votre malheureux baron, ils ont touché de pitié Monseigneur de Laval, qui m'était adversaire ; il m'a rendu son amitié lorsqu'il était le maître et que je l'avais blessé au cœur. Le but de cette guerre est donc rempli, retournez avec joie dans nos bonnes terres de Craon. Pour moi je ne puis plus que regretter les événements de cette nuit depuis que le baron Guy me nomme son fils. Un fils n'aurait pas dû s'armer contre son père, mais pour vous la gloire qui vous revient de ces événements est entière. Longtemps il sera parlé des rudes assauts d'armes que vous avez livrés, et moi je me souviendrai toujours que dans cette guerre toute d'amitié, c'est par attachement pour moi que vous avez suspendu vos coups lorsque vous étiez les plus forts. Si votre baron obtient maintenant ce qui fait l'objet de ses soucis et de ses peines, ce sera par suite de l'emprise qu'il doit accomplir chez les pères de Saint-Tugal, dans Laval. Je vous reverrai à Craon en pleine joie, dès que Monseigneur de Laval et Madame m'en donneront congé ; priez, s'il vous plait, Dieu et sa sainte mère pour le succès de l'emprise que j'ai vouée. »
Aussitôt toute l'armée s'écria par trois fois : « Vive Craon et saint Nicolas, vive notre baron Amaury ! » auquel on ajouta par trois fois et également de bon cœur : « Vive Laval, au bon et noble baron. » Puis tous s'agenouillèrent et chacun pria dévotement pendant quelques instants Dieu et Notre-Dame pour la réussite de l'emprise de leur chef. Ceux qui connaissaient la belle et tant douce Isaure demandaient qu'elle se rendit pitoyable à leur baron, et ceux qui ne la connaissaient pas priaient avec non moins d'ardeur pour que l'amour si noble du jeune et aventureux Amaury fût couronné du succès bien mérité.
Amaury prit ensuite trois rubans et les attacha par des doubles nœuds à son bras droit ; le premier était aux couleurs de sa noble dame : il était bleu azur ; le second couvrait celui-ci : il était vert et désignait l'espérance, et le troisième, qui les cachait l'un et l'autre, était de sable [= noir], en signe de deuil, tristesse et pénitence. Il ne devait enlever ces couleurs que l'une après l'autre et lorsque l'aimable Isaure lui en aurait donné congé et commandement. En dessus des rubans il devait ajouter un cercle en fer béni. Il promit de le faire placer et river sans retard à son bras et de le porter ainsi jusqu'à l'heureuse fin de son emprise : mais cette promesse demeura sans effet par la défense expresse qu'il ne tarda pas à en recevoir du château de Laval.
Amaury embrassa ensuite tendrement Raoul de Chérancé, Simplé, La Blancheville, le Veneur et les autres chefs, gentilshommes ou autres, il s'excusa aussi devant le sire de Rouessé de l'erreur de ses troupes, le loua de sa valeur et de sa noblesse, s'engagea à le défrayer de tous ses dépens et lui demanda son amitié. Le vieux chevalier de son côté se félicita beaucoup de la conduite de l'armée et se déclara entièrement satisfait, acceptant avec empressement l'amitié d'un jeune baron de si grande espérance. Amaury retourna ensuite vers la ville et l'armée fit ses préparatifs de départ.
 
Chapitre IX
Le baron de Craon obtient la main de la petite-fille du baron de Laval
 
Chemin faisant, Entrammes confirma le baron de Craon dans son projet d'étude, et le jeune homme sentit en ce moment pour les livres la même ardeur que peu d'heures auparavant il portait au maniement de l'épée : rien ne lui paraissant difficile pour mériter la main de la tant douce et belle Isaure. Il traversa promptement les postes de l'armée d'Anthenaise et les groupes réunis sur son passage, et, en rentrant en ville, il se rendit directement au cloître de Saint-Tugal.
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Mais ce ne fut que le lendemain que le baron commença le cours régulier de ses travaux. Le bon doyen lui expliqua le plan général des études auxquelles il pouvait s'attacher : la grammaire avec la rhétorique, la philosophie avec la dialectique, les mathématiques, l'astronomie et l'histoire .
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Le mariage ne fut différé que le moins possible qu'il fut possible. Il fut fait par l'évêque du Mans, le savant et illustre Hildebert, dans la nouvelle église de la Trinité qui seule pouvait contenir la foule des assistants. Les fêtes étaient déjà commencées : ce n'était que lices, tournois et pas d'armes où tous les chevaliers et les jeunes de Laval, de Craon, de Châteaugontier, d'Ernée, de Mayenne, de Vitré, de Fougères, de Sainte-Suzanne, de Sablé et de tout le pays au loin de tous côtés, s'empressaient de paraître avec le comte d'Anjou et toute sa maison et plusieurs princes de Bretagne. Les bannerets y étaient en grand nombre et l'on ne citait que les fêtes du comte Foulques le jeune, à Angers, où l'on eût vu autant de dames ou de nobles demoiselles. Chacun y brillait du plus grand lustre par la richesse ou le bon goût des vêtements, des armes ou des parures et les chevaliers plus encore par la vigueur de leurs bras et l'agilité de leur corps. Mais tous avouaient le céder au noble et généreux Amaury de Craon, comme la belle Isaure dépassait toutes les dames et demoiselles en beauté, en grâces et en modestie.
Le courage et la prudence du vieux baron de Laval furent aussi tellement loués que l'on oubliait sa première sévérité ; ce qui faisait que chacun admirant encore l'entreprise hardie du sire de Craon, ajoutait cependant que sans l'étude et sa soumission jamais il n'eût possédé sa douce amie. D'où les vieillards se départaient pour dire aux jeunes gens que l'étude que l'étude a toujours son prix et que douceur vaut souvent mieux que violence ; mais les jeunes gens répondaient en riant que le sire de Saint-Dizier pouvait être à son tour être maintenant d'avis que gentilhomme qui dédaigne l'épée, des dames se doit voir dédaigné.»
 
Roman de la « porte Beucheresse ou porte des Bucherons, à Laval »
Histoire de ce qui arriva autrefois dans la ville de Laval et sa banlieue, quand le sire Amaury de Craon obtint la main de la demoiselle Isaure de Laval.
par Arch. de C
Auguste goupil, imprimeur-libraire
Source : ADM AC 19
ADM AC 19